On ne présente plus David Bowie. Certainement pas moi, je n'ai ni les ailes d'Icare ni la prétention de pouvoir voler dans la sphère mnémo-musicologique, je laisse ce plaisir et labeur aux bons soins des épistémologues du domaine. Et puis je n'aime pas trop me brûler faut dire. David Bowie a traversé les décennies, s'est grimé en diverses identités, a consommé et consumé sa vie en diverses addictions, a côtoyé de nombreux artistes et leur a survécu musicalement et physiquement. Mais David Bowie est surtout l'un des plus grands scrutateurs que la musique ait connu, en se renouvellement sans cesse, en expérimentant quelques fois de manière malheureuse, la majorité du temps avec un génie tel qu'il influença bon nombre d'artistes et fut à l'essence de création musicale innovante et complexe. De ses débuts Folk-rock (Space oddity) au Glam Rock de sa période Ziggy Stardust, du Rythm'n'Blues vers la fin des années 70 à sa renaissance musicale dans les années 90 où il s'immisça dans les univers Rock industriel et Techno (1. Outside), Bowie ne connut qu'une période moins prolifique dans les années 80 où sa carrière musicale fut en léthargie au profit du cinéma (n'oublions tout de même pas des hits tel Let's dance ou Under pressure qui martelèrent que le talent était toujours là). Comment ne pas se paumer dans cette discographie pléthorique et plurielle. Arrêtons nous sur un moment, un pivot dans sa carrière. Sombrant dans toutes les addictions possibles et inimaginables, Bowie n'est plus que l'ombre de lui-même au milieu des années 70, déclarant même des accointances entre Mick Jagger et Hitler, « la première rock star » selon ses termes. Pour s'éloigner du Star system et du tourbillon où il s'épuise et s'oublie, Bowie décide de retourner en Europe, et plus particulièrement en Allemagne. Durant la période berlinoise (1977-79), Bowie se donne une nouvelle orientation musicale. Avec Brian Eno, ancien membre de Roxy Music et futur producteur de bon nombre d'artistes, il imagine et produit une trilogie (Low-« Heroes »-Lodger) qui signera un retour tout autant fracassant qu'audacieux et qui inspirera la scène New Wave européenne naissante, et ce au détriment d'une partie de ses fans d'outre-Atlantique. Effervescence artistique oblige, cette trilogie s'incline vers une orientation expérimentale toute germanique (Can ou encore Kraftwerk) où se mêlent des sons rapides et torturés à d'autres plus hypnotiques et minimalistes. "Heroes", si l'on focuse sur ce dernier, suit ce schéma, d'autant mieux que l'album se sépare en deux parties, la première comprenant musique et texte et la seconde presque exclusivement des nappes sonores. The Beauty and the Beast, montrant force électronique et batterie puissante, lance l'album sur un rythme enlevé, suivi en cela par Joe le lion, au son plus rock où une guitare aiguisée et agressive est constrict par la voix de Bowie. L'album enchaine avec l'un des hymnes de Bowie, Heroes, considéré par beaucoup comme sa plus belle chanson d'amour, entre deux amants au pied du "grand mur", futilité des sentiments en regard de l'Histoire qui se joue, et pourtant. Tout sur les arrangements marie la beauté et la dramaturgie qui se vit, en particulier la voix calme qui devient supplique est saisissante d'émotion. La seconde partie de l'album verse dans un expérimental plus poussé, très électronique, une atmosphère « ambient » et variée voulu par Bowie et Eno. Un titre comme V2, allusion aux fusées allemandes de la seconde guerre mondiale, est une mixture improbable de son jazz (cuivre) et militaire (batterie) tandis que Sense of doubt nous glace d'effroi par un son lugubre, plaintif et hypnotique. Le Japon nous délivre, ironie s'il en est, de cette torpeur par un son aérien, apaisant et intemporel, parsemé de quelques notes de Koto, instrument à corde typique de ce pays. Mais la peur revient sur les notes de Neukoln où une rythmique Free jazz portée par un saxophone apeuré perce à travers les brumes sombres et bruitistes comme tirées d'un drame hitchcockien. Bref, vous l'aurez compris, "Heroes" surprend et interpelle, par la construction de l'album comme par le virage électro entrepris, mais comment imaginer autre chose de ce grand théoricien et pratiquant de la musique qu'est Bowie. Je n'aurai jamais de paire d'ailes, mais j'ai deux oreilles pour apprécier, et ma foi, cela me convient aisément.
Mr Blue
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